Les yeux
La stupeur régnait dans le petit village de Stiffogen. Ulrich, le fameux gros plombier, avait été retrouvé décédé seul à son domicile. C’était son chien, enfermé et affamé, qui avait donné l’alerte en hurlant à la mort. Calmant la pauvre bête, le voisin avait immédiatement appelé la police. Ce qu’ils découvrirent sur place resta au départ bien mystérieux. Aucun détail ne fut révélé aux habitants du village, pourtant plus que curieux par nature. Une petite troupe de badaux et paysans s’accumula devant la maison, qui était à présent bouclée par des rubans de sécurité. Les rumeurs allaient bon train. On entendait ci et là que le gros plombier avait été trop ambitieux sur la bouteille et qu’on l’avait retrouvé étouffé par son propre vomi après une belle soirée de beuverie. Véridique ou pas, le voisin avait confirmé le penchant d’Ulrich pour la boisson, mais attention, uniquement le week-end. Le brave homme restait professionnel et aucun de ses clients n’avaient jamais eu à se plaindre de ses services. Un autre ragot, colporté par une vieille femme aigrie, disait qu’il serait tombé dans l’escalier, entrainé par son propre poids. Le voisin l’aurait alors retrouvé la nuque brisée. Connaissant le ventre proéminent du plombier, on pouvait facilement envisager cette hypothèse. Chaque villageois l’avait déjà vu déambuler de sa lourde démarche, tentant à chaque pas de mouvoir sa large carcasse. Telles étaient les principales rumeurs qui planaient sur la mystérieuse disparition d’Ulrich. Mais aucune d’entre elles n’étaient vraies.
Après la mise en quarantaine de la maison, une vive agitation régna chez la police. Pendant quelques heures, des messagers entrèrent et sortirent de la maison à toute allure. Tout cela sentait l’histoire louche selon les villageois : pourquoi le corps du pauvre homme n’avait pas encore été retiré ? La réponse vint plus tard, en milieu d’après-midi. Le croque-mort du village, Mr Ezraketch, fut amené devant le corps. Son nez crochu et son teint livide faisait de lui la parfaite image de son métier. Mr Ezraketch avait une simple mission : aider la police à comprendre ce qui avait tué Ulrich. La proximité du croque-mort avec les défunts en avait fait un médecin légiste du dimanche. Ce dernier pouvait en général expliquer mieux que personne ce qui était à l’origine d’un décès, souvent avec des détails que lui seul trouvaient exquis. Mais ce jour-là, Mr Ezraketch surprit tout le monde, y compris lui-même. À peine avait-il fait un pas dans la chambre du mort qu’il s’immobilisa, les yeux rivés sur la scène figée devant lui. Un policier raconta plus tard qu’il était resté un long moment ainsi, la bouche à moitié ouverte, une expression indescriptible sur le visage. Puis, d’un mouvement brusque, il avait fait demi-tour et quitté la maison sans un mot. Rentré à son atelier, il s’était empressé de fuir le village, chargé de ses bagages. On entendit plus jamais parler de Mr Ezraketch. Mais la police, après le départ du croque-mort, restait bien embêtée. Comment résoudre cette affaire étrange ? Ils se tournèrent alors vers la seule solution disponible et appelèrent le sorcier.
Le sorcier était un homme âgé d’une cinquantaine d’années. Il habitait en lisière du village dans une petite maison carrée, à moitié enterrée dans le sol sous les racines d’un immense saule-pleureur. On venait le consulter pour connaître son avenir ou résoudre des problèmes de fertilité. Personne ne lui faisait vraiment confiance mais pour quelques désespérés, il représentait parfois l’unique espoir. Et la police faisait à présent partie de ceux-là. Ils se rendirent chez le sorcier pour quérir son aide. Ce dernier accepta et on le vit entrer dans la maison du regretté Ulrich. Les villageois savaient à présent que l’affaire était plus que sérieuse. La découverte que fit le sorcier, aussi terrible soit-elle, mérite un récit plus détaillé. Le sorcier lui-même la compta dans ses mémoires dont voici un extrait :
“Alors que j’entrais dans la chambre du mort, une puissante aura de malveillance se saisit de moi. L’impression d’être observée était difficile à supporter, comme si un poids immense s’appuyait sur mes épaules. Les policiers la ressentaient aussi et seul l’un d’entre eux était assez brave pour rester près du corps, ou du moins ce qu’il en restait. Je sus tout de suite pourquoi ils m’avaient fait venir. Recroquevillé dans un lit en grande partie démoli, se trouvait un tas d’ossements bringuebalants, tenant entre eux uniquement grâce à une substance visqueuse et incroyablement collante. Je compris alors que la police n’était même pas certaine qu’il s’agisse du corps du plombier. Ils supposaient que c’était le cas, mais rien ne semblait sûr. J’examinais les os et découvrit de nombreuses traces de coups. Certains étaient même brisés, d’autres étaient manquants. J’avais déjà vu beaucoup de cadavres dans ma profession, mais celui-ci était particulièrement marquant. Nous étions tous conscients qu’il ne s’agissait pas d’une mort naturelle. Si c’était bien les restes du plombier, il était impossible que son corps se soit décomposé si vite car le pauvre bougre avait été aperçu pas plus tard qu’hier. Incapable de comprendre ce qui avait bien pu se passer, j’expliquai au policier présent que je connaissais une technique pour en savoir plus. Pour résumer, j’allais me plonger dans une vision du passé qui serait une exacte copie des derniers instants vécus par la victime. Le policier sortit pour parler à son supérieur et je reçus bientôt leur accord. Ils voulaient vraiment savoir ce qu’il s’était passé. Pour performer mon rituel, j’avais besoin de prendre une vie et si possible une qui soit proche de celle du défunt. Le choix se porta tout naturellement vers le chien du pauvre homme. La bête fut amenée devant moi pattes liées et, sous le regard fasciné des policiers, je lui ouvris la gorge avec un long couteau. Rapidement, je traçais avec son sang des lignes de protection autour de moi. Si j’avais su ce que j’allais voir, j’aurais certainement pris encore plus de précautions. Une fois ce travail préparatoire terminé, je m’assis en tailleur et ouvris mon esprit. Au début, rien n’apparut. Je commençais alors à réciter les paroles du rituel et je fermai les yeux. Autour de moi, tout était noir. Quelques tâches grises apparurent soudain. Je fixais mon attention sur la plus grande d’entre elles, qui devint plus lumineuse. Subitement, mon esprit fut tiré en avant et tout fut de nouveau noir. J’ouvris brutalement les yeux. Je ne contrôlais plus mes mouvements. J’étais Ulrich et j’allais revivre ses derniers instants.”
“J’ouvre brusquement les yeux. Un craquement vient de retentir. Sûrement ce foutu chien. Pourquoi ne peut-il pas dormir pendant la nuit ? Ce n’est pas compliqué de comprendre qu’il faut se reposer quand il fait noir ? Je me retourne et tire la couverture. Nouveau craquement. Plus long et plus proche cette fois. Fait chier. Je ne vais quand même pas me lever pour ça ? Demain, je foutrais une raclée à mon chien s’il continue. Je me retourne de nouveau. Quelques instants passent et je sens que le sommeil revient. Cette histoire de chien commence à s’effacer de mon esprit. C’est le moment de s’oublier dans cette couverture bien chaude, au milieu de la nuit. J’ai l’impression de commencer à flotter, quand soudain … un léger grincement me tire de ce demi-sommeil. Est-ce la porte de la chambre ? Je me mets sur le dos mais n’ouvre pas les yeux. Je veux juste me rendormir. J’attends et rien ne se produit. Cependant, le sommeil ne semble pas vouloir revenir. Le silence, autrefois source de repos, est à présent pesant. C’est comme si une énorme masse se trouve au-dessus de moi, prête à m’écraser. Ne tenant plus, j’ouvre les yeux. Au départ, je ne vois strictement rien. Puis, un instant plus tard, huit petits points lumineux apparaissent. Je sens mes muscles se paralyser. Une sueur froide se répand sur tout mon corps. Je ne peux pas bouger. À cet instant, une seule pensée tourne fixement dans mon esprit : je suis à la merci de quelque chose. Et cette chose est énorme. Même sans détacher le regard des yeux, je distingue une forme volumineuse suspendue au plafond, juste au-dessus de moi. C’est fini, le chasseur a attrapé sa proie. Il ne sert à rien de fuir. Les quatre paires d’yeux se rapprochent soudain alors que la lourde masse me tombe dessus. Une douleur telle que n’en ait jamais ressentie m’écrase le ventre. Je n’ai même pas le temps d’hurler que je me sens saisi à la gorge par des formes tranchantes. Je reste conscient quelques instants de plus, observant les nombreux membres de la créature qui s’affairent dans l’obscurité. Déjà, mon esprit est ailleurs.”
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