Réveiller le dragon

Tout ce que l’on pouvait dire de Charles-Henri Princeton, c’est qu’il était un peu débile. Bien que née d’une bonne famille, en plus d’être grand, athlétique et blond aux yeux bleus, cela ne suffisait pas pour compenser une intelligence peu développée. À moins que ce soit son jeune âge, 17 ans, qui influençait sur ses capacités cognitives ? Vous me direz qu’on est tous un peu idiot quand on est jeune ? Certes oui, mais probablement pas autant que Charles-Henri …

Ce dernier marchait d’un pas vif vers le sommet de la grande colline qui surplombait sa ville natale, bien décidé à prouver à tous ses pecnots d’amis qu’il avait raison. Depuis sa tendre enfance, il était persuadé qu’un dragon habitait le sommet du mont. Sinon, comment expliquer la fumée qui s’en échappait parfois vers les nuages ? C’était d’une logique imparable. Les dragons existaient et il allait en apporter la preuve définitive. 

Le sentier tortueux grimpait encore et toujours, sinuant entre les arbres bas. Charles-Henri n’y prêtait pas tellement attention. Plongé dans ses pensées, il revoyait le sourire moqueur de Malcon après qu’il ait fait éclater de rire toute la bande : “Un dragon ? T’es sûr ? Moi je crois plutôt que tu es un gros naïf stupide …”. Piqué au vif, Charles-Henri s’était alors engagé à apporter une preuve tangible de ce qu’il avançait : il allait réveiller le dragon et le filmer. Ses intentions, aussi impressionnantes soient-elles pour lui, avaient juste provoquées une nouvelle vague d’hilarité parmi les lycéens. Leur tournant le dos, il s’était mis en marche vers la colline. Un retour n’était pas envisageable sans une preuve. Il savait de quoi il parlait et allait profiter de cette occasion unique pour le prouver à ces bouffons. Après tout, c’était sa mère, qui, une quinzaine d’années auparavant, lui avait expliqué qu’un dragon dormait là haut. Ça ne pouvait qu’être vrai. 

Charles-Henri déboucha au pied de la dernière pente, la plus raide de toutes. À partir de là, il n’y avait plus d’arbres et seules quelques rares pousses étaient visibles de part et d’autre du grossier sentier. Il se retourna et contempla la ville, à présent très visible grâce à la hauteur. Le lycée était facilement reconnaissable, avec sa forme arrondie de donut. À cette pensée, son ventre vide émit un grondement sonore. Il était midi passé mais, dans la précipitation, il n’avait pas pris de provision. Ses camarades étaient certainement en train de manger en ce moment même. Pendant un instant, il resta indécis en bas de la pente. Manger était important après tout. Quelques pas le ramenèrent sous le couvert des arbres. Peut-être y avait-il quelque chose de comestible ici ? Aucun fruit n’était visible sur les branches. Charles-Henri soupira et sa raison reprit le dessus : il avait une mission à accomplir et un dragon à découvrir. Il fit demi-tour et commença sa dernière ascension.

Dans quelques instants, il allait atteindre le sommet et découvrir la créature qui avait tant fasciné ses rêves d’enfants. Sous ses pieds, la chaleur était perceptible, même à travers ses chaussures. Charles-Henri imagina le dragon en train de somnoler. Un fin filet de fumée s’élevait vers le ciel bleu, s’échappant sans aucun doute de la gueule entrouverte de la bête. Au moment de poser le pied sur le point le plus élevé, il se retourna une dernière fois vers la ville étalée tout en bas. Quelques lumières commençaient déjà à s’allumer. Il devait se dépêcher, au risque d’être rattrapé par l’obscurité sur le chemin du retour. Tout ce qu’il avait à faire était de prendre une photo du dragon et rentrer le plus vite possible. 

Mais, alors qu’il découvrait le sommet, Charles-Henri se rendit qu’il n’y avait pas de dragon. Ou du moins pas directement sous ses yeux. La partie la plus haute de la colline formait une petite cuve, dont la pente était de plus en plus raide à mesure que l’on s’approchait du centre. Au centre, justement, était visible une fine ouverture par laquelle on devinait une faible lueur. C’était intriguant pour Charles-Henri. Depuis toujours, il avait cru que le dragon vivait simplement au sommet de la montagne et pas dedans. Mais finalement, c’était logique : pourquoi la créature ne pouvait-elle pas s’abriter au besoin, surtout au moment de dormir ?

Malgré tout, cela lui rendait la tâche plus compliquée. Prudemment, il s’engagea sur la pente de la cuvette. Après une dizaine de pas, plus confiant dans sa démarche, il accéléra un peu l’allure. Quelques cailloux, déplacés par l’une de ses enjambées, dévalèrent la pente et tombèrent dans le trou. Charles-Henri se figea, le cœur battant à toute vitesse. Avait-il réveillé le dragon ? Mais rien ne se produisit. La légère fumée continua de s’échapper paresseusement de l’entaille. Rien n’avait changé. Doucement, l’explorateur du dimanche reprit sa descente, prenant cette fois-ci garde à ne pas déplacer de cailloux. Ce n’était pas une tâche aisée. Plus d’une fois, il dû s’arrêter pour étudier la suite de son parcours. 

Il était à présent à quelques mètres de l’ouverture. C’était proche, mais toujours pas assez pour regarder à l’intérieur. La descente devenait périlleuse, car la pente était à présent dangereusement raide. Charles-Henri s’immobilisa et réfléchit un instant. Il ne pouvait pas rentrer bredouille. Pas maintenant, après avoir parcouru tout ce chemin. Il était bien trop près du but pour abandonner. Le premier pas qu’il fit de nouveau en direction du trou se passa bien, mais pas suivant. À peine son pied posé sur le sol, il dérapa sur une roche mouvante. Charles-Henri, déséquilibré, tomba en arrière. Il se mit à glisser vers l’ouverture, maintenant très proche. C’était trop tard pour faire quoi que ce soit. Impossible de se rattraper. Impossible de s’accrocher. Tout n’était que mouvement autour de lui. Soudain, il bascula dans le vide. Sa chute fut courte, juste le temps pour lui d’imprimer quelques images. Une lueur rougeâtre dansante. La chaleur insupportable. Il était bel et bien dans la gueule du dragon. Ce fut sa dernière pensée. Une sensation de brûlure atroce l’enveloppa et il ne fut plus. 

Charles-Henri Princeton n’était pas seulement un peu débile, il était aussi mort. Et personne ne le retrouva jamais.

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