La Prairie

Petit, la prairie m’attirait. Chaque été, je passais quelques semaines de vacances dans la maison de campagne de mes grands-parents. C’était une bâtisse modeste mais dans laquelle il faisait bon de vivre, surtout lors des fortes chaleurs du mois d’août. Il y avait un petit jardin dans lequel j’ai passé un nombre incalculable d’heures, à vivre de passionnantes aventures d’enfant. Une fois, j’avais même dépassé les limites du potager et m’étais perdu dans l’obscurité pesante du champ de maïs qui bordait ce côté-là du terrain. Mais le plus intéressant, et intriguant pour moi à l’époque, était la vaste étendue herbeuse qui faisait face au portail d’entrée. 

Lorsque je me trouvais dos au portail, une légère pente s’éloignait doucement jusqu’à former une petite colline dont je ne pouvais que deviner l’autre versant. Une herbe verte, ou parfois jaunie lors des canicules, recouvrait presque toute la surface. Ci et là, de nombreuses fleurs sauvages poussaient dans un savant désordre. Souvent, je voyais le cheval du voisin en liberté dans le pré. J’ai même le souvenir de lui avoir donné une carotte, la main bien à plat pour ne pas me faire mordre. Chaque soir, le soleil se couchait derrière la colline et ses doux rayons filtraient à travers les grilles du portail. C’était un spectacle grandiose que nous, mes grands-parents et moi, ne rations jamais. 

Rien d’anormal ne se passa pendant des années. On m’avait formellement interdit d’aller jouer dans la prairie et encore moins de l’autre côté de la colline. J’étais curieux, mais obéissant. Et puis j’avais déjà un grand terrain de jeu sur lequel passer mes vacances. Ce fut vers l’âge de 11 ans que je ressentis l’attraction. 

J’étais couché, quelques heures après avoir regardé le couché du soleil, comme à mon habitude. Une soudaine pulsion me réveilla et j’éprouvais le désir intense de me rendre à la fenêtre. Sans réfléchir, à moitié endormi, j’ouvris machinalement un volet. Une Lune blanchâtre éclairait la prairie. Tout était immobile, comme si l’univers tout entier retenait son souffle. Je restais un moment à observer la scène, bercé par la douce chaleur de la nuit d’été. Au moment où j’allais me détourner pour retrouver mon lit, je l’entendis. Un hurlement plaintif qui provenait, j’en étais certain, de l’autre côté de la colline. Mon corps réagit violemment et je fus pris de frissons. Ce fut à cet instant que l’attraction se manifesta. J’avais besoin de savoir ce qui se tramait de l’autre côté de la prairie. J’étais presque tiré en avant, comme si un fil invisible et accroché à moi m’obligeait à avancer. 

Cette nuit-là, je combattis l’attraction et je retournais me coucher. Le lendemain, je questionnais mes grands-parents sur ce qu’il y avait derrière la colline. Ils me répondirent qu’il y avait simplement une autre prairie et puis des champs. Rien d’exceptionnel. J’essayais alors, avec le recul qu’un garçon de 11 ans peut avoir sur la situation, de rationaliser mon réveil de la nuit dernière. J’en arrivais à la conclusion que j’avais rêvé. Tout avait pourtant paru si réel. 

Chaque nuit suivante, je fis le même « rêve », à la différence que je n’entendis plus le hurlement. Je me contentais d’observer la prairie immobile sous la lumière blafarde de la Lune. C’était étrange, mais sachant qu’il s’agissait de rêves, je ne m’inquiétais pas tellement. Et puis une nuit, tout bascula. 

Cette fois-ci, l’attraction fut tellement forte que, ne parvenant plus à la combattre, je passai par la fenêtre pour me rendre dans la prairie. Le portail grinça légèrement lorsque je le poussai. Devant moi, s’étendait la douce pente herbeuse. J’avançais à grands pas, mes pieds nus frottants dans l’herbe sèche à chacun de mes mouvements. La Lune, bien accrochée au-dessus de ma tête, semblait scruter mes moindres faits et gestes. Un instant, je me sentis isolé, ainsi seul au milieu de cette étendue presque plate. Je me retournais et distinguais à peine la maison. Comment avais-je pu parcourir une telle distance en si peu de temps ? Je m’apprêtais à rebrousser chemin quand je l’entendis de nouveau : le terrible hurlement plaintif, cette fois beaucoup plus proche. Un frisson me parcouru et je fus incapable de retourner en arrière. Aussi effrayant qu’était le son, ma curiosité restait plus forte. Et j’étais dans mon rêve : il ne pouvait rien m’arriver après tout. Je repris ma marche. L’angle de la pente commença à augmenter. La progression devenait plus difficile à chaque pas, mais, au prix d’un ultime effort, j’arrivais en sueur en haut de la colline. 

Un arbre mort se tenait là. Je reconnus qu’il s’agissait d’un chêne. M’appuyant contre le tronc, je tournai mon regard vers l’autre côté de la colline. Une dizaine de bâtiments longs s’alignaient en contrebas. Un grillage entourait les installations, violemment éclairé par quelques projecteurs blancs. J’étais à présent suffisamment proche pour les entendre. Des centaines de voix plaintives et sans force. Elles ressemblaient à des grognements et, bien que je ne parvenais pas à les comprendre, je sus qu’elles appelaient à l’aide. Je descendis le versant de la colline à toute allure. Il ne fallut pas longtemps pour repérer une petite ouverture dans le grillage et m’y faufiler. Les gardiens ne semblaient pas très regardant sur la sécurité. À mesure que je m’approchais des bâtiments, je constatais un phénomène étrange. Le sol, sous mes pieds, devenait de plus en plus poisseux. Grâce à la lumière des projecteurs, je pus observer entre mes orteils une boue rougeâtre et collante. Du sang ? Mon pressentiment fut validé au moment où je débouchai au centre du complexe. Entre les constructions, se tenait une sorte d’estrade sur laquelle pendait tristement des formes sombres. Je ne m’approchais pas trop mais j’avais lu suffisamment d’histoires sombres pour comprendre qu’il s’agissait de corps écorchés vifs. J’entendais même un ploc-ploc régulier qui résonnait dans le silence de la nuit, comme du sang s’écoulant dans un seau. Soudain, un mouvement lumineux me tira de mes pensées. Quelqu’un venait vers moi. Le plus silencieusement possible, je courus vers le premier bâtiment accessible et je me glissais à l’intérieur, le cœur battant à tout rompre. 

Mes yeux mirent quelques instants à s’habituer à l’obscurité et, soudain, je les vis. Des centaines et des centaines de cages s’entassaient du sol au plafond. Chacune contenant un ou plusieurs individus. Le regard vitreux de ceux ayant encore la force de tourner la tête m’assaillait de toutes parts. Leurs gémissements emplissaient l’immense hangar. C’était un terrible spectacle. Je fis quelques pas en avant, essayant de répertorier toutes les espèces présentes. Il y avait des vaches, des cochons, des poules, des moutons, des chevaux et tout un tas d’autres animaux que mangeaient les Hommes. Je restais un long moment au centre de cet enfer, laissant l’émotion m’envahir. Je compatissais pour tous ces êtres qui souffraient et allaient mourir pour nous. C’est alors qu’une lourde main se posa sur mon épaule et me tira en arrière.

Je poussais un cri strident et me débâtis férocement. L’homme me lâcha un instant mais saisit ensuite ma jambe et me fit basculer en avant. Ma tête heurta le sol et pendant quelques secondes tout fut confus autour de moi. Je retrouvais rapidement mes esprits et poussais un nouveau cri. L’homme me traînait sans ménagement derrière lui. Il me fit sortir du bâtiment et me ramena au centre du complexe. Une vive douleur parcourait mes bras traînant au sol. En un éclair, je compris avec horreur que l’individu m’amenait vers l’estrade ! Il me tira effectivement avec plus d’insistance et me bascula sur son dos massif. Un solide coup à la tête me dissuada de bouger à nouveau. D’un mouvement expert, mon bourreau attacha mes pieds à un gibet et je fus pendu la tête en bas. En me tortillant légèrement, je vis un seau juste en dessous de moi, prêt à recueillir mon sang. Quelques lourds pas me signalèrent que l’homme se tenait derrière moi, prêt à me trancher la gorge avec un long couteau, dont je voyais le reflet provoqué par les projecteurs. Sa main me saisit brusquement la tête et je m’évanouis de terreur. 

La suite de mon rêve est pour le moins étrange. J’ouvris les yeux et vis le ciel rosé de l’aube. En me redressant, je compris que je me trouvais au centre de la prairie. Le soleil n’allait pas tarder à se lever derrière la maison de mes grands-parents. Les étoiles commençaient à disparaître dans le ciel. En parcourant rapidement la distance me séparant de mon lit, je constatais que mes bras portaient des traces de frottement et que mes pieds étaient noirs de boue rougeâtre. Je cachais mes découvertes et ne parlais pas de ce que j’avais vu cette nuit-là. Ma curiosité pour la colline venait de disparaître. À compter de ce jour, je ne fis plus ce rêve étrange et mes nuits furent moins agitées. Parfois, j’avais l’impression d’entendre un léger hurlement dans le lointain, mais ça ne devait être que mon imagination. Du moins c’est ce que je pensais.

J’ai aujourd’hui 32 ans et je reviens tout juste de derrière la colline. Tant d’années plus tard, j’ai pris la décision de percer ce mystère une bonne fois pour toute. Je me suis donc rendu, en plein jour, de l’autre côté et ce que j’ai découvert me laisse encore plus perplexe. Après le chêne mort, une vaste prairie s’étend jusqu’à des champs de maïs, dans le lointain. Au centre de cette étendue, d’anciennes fondations sont encore visibles sous la végétation. J’ai pu compter une dizaine de bâtiments, entourant une place centrale de laquelle il ne reste rien. En creusant un peu, j’ai trouvé quelques ossements, sans être capable d’identifier à quelle espèce ils appartiennent. J’ai eu l’impression que si je continuais de creuser, le reste du site me livrerait une bonne quantité d’os. Je ne sais donc plus vraiment quoi penser de cette histoire. Je me dis qu’après tout, ces rêves d’enfants n’en étaient peut-être pas et que cette fameuse nuit de folie a bel et bien eu lieu. Je ne compte plus retourner derrière la colline et j’ai écrit toute cette histoire sous les conseils de mon psychologue, pour me décharger et aller de l’avant.

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