En-bas

L’homme qui se trouvait sur le rempart avait la quarantaine. Ses cheveux déjà grisonnants s’agitaient autour de lui au rythme de la légère brise. Il était tôt et les premiers rayons du soleil commençaient seulement à percer la brume. Le zoo s’éveillait. Tous les sens de l’homme étaient stimulés : il entendait le ricanement des macaques et le chant de milliers d’oiseaux, voyait la silhouette massive des éléphants émerger de leur abri, sentait la caresse du soleil sur sa peau. C’était une magnifique dernière manifestation de la vie. 

Il s’approcha du bord. La vieille muraille était parcourue de mousse et de lierre tenace. Les pierres du château, autrefois grises, avaient à présent une teinte verdâtre. L’homme grimpa sur les créneaux et jeta un regard en bas. Les rochers qui garnissaient la base du rempart luisaient faiblement sous le soleil. C’était haut, mais serait-ce suffisant ? Il ne voulait pas se rater. Alors qu’il hésitait, suspendu entre deux destinées, on l’interpella.

– Si j’étais vous, je ne ferais pas ça. 

L’homme fit volte face. Une jeune femme se trouvait là, le visage masqué par une large capuche. 

– S’il vous plaît. Descendez de là.

L’homme obéit. 

– Mais je … dois le faire. 

– Pourquoi ?

Il y eut un moment de silence. Le temps semblait figé. L’homme remarqua qu’aucun son ne parvenait plus du zoo, derrière lui. Formuler une réponse n’était pas facile. Pourquoi ? Pourquoi en effet ?

– J’ai fait certaines choses … des choses horribles.

Il baissa la tête, comme écrasé sous le poids de ses actes.

– Partir est une libération. Je veux juste oublier et … partir. 

– Racontez-moi. 

L’homme leva le regard vers la jeune femme qui le fixait, les bras croisés. Pourquoi tout lui raconter ? Après tout, cela n’avait aucune importance. Vider son sac et se confesser serait sa dernière action sur cette Terre. L’homme prit une grande inspiration.

– Autrefois, j’ai eu une femme et je l’ai tuée. J’ai eu aussi une fille et je l’ai aussi tuée. 

Nouveau silence. 

– J’ai rencontré ma femme à l’âge de 20 ans et, pendant quelques années, nous avons vécu heureux et dans l’insouciense. Elle … elle était une source de joie inépuisable pour moi. Nous avons passé tant de bons moments ensemble.

Les yeux de l’homme pétillèrent. 

– Nous avons voyagé. Nous avons fait ensemble le tour de la méditerranée. Jamais je n’avais été aussi heureux …

La jeune femme le coupa :

– Comment l’avez-vous tuée ?

Son ton glacial frappa l’homme en plein fouet et il eut un mouvement de recul.

– Après … après ce voyage, nous avons eu un bébé, notre fille. Nous avons acheté une maison et … nous avons adopté un chien.

Il marqua une pause, ne semblant plus savoir comment continuer.

– C’est … c’est moi qui sortait le chien tous les jours. C’était notre rituel. Peu importe le temps, c’était moi. Sauf cette fameuse soirée.

Nouvelle pause.

– Nous étions tous les deux fatigués de notre journée et ma femme a proposé de sortir le chien à ma place. Et j’ai accepté. Une heure à peine après leur départ, j’ai reçu un appel de la police. Ma femme avait été écrasée par un camion alors qu’elle promenait le chien sur le bord de la route.

Il soupira et baissa les yeux.

– Ce jour a marqué le début de la fin de mon bonheur. Pourquoi est-ce que je n’ai pas été foutu de sortir le chien moi-même ? Pourquoi elle ? J’aurai dû mourir à sa place. Je … je sais que ça ne fonctionne pas vraiment comme ça mais … en un sens, je sais qui si j’avais pris sa place, je serais mort et pas elle.

Le soleil était à présent levé et ses rayons bordaient les remparts d’une lueur dorée. La jeune femme, les traits toujours dans l’ombre, questionna :

– C’était il y a combien de temps ?

– 20 ans.

– Et votre fille ? Comment l’avez-vous tuée ?

L’homme recula d’un petit pas vers le vide. 

– Je ne … je ne veux pas en parler. 

– Vous devez. Sinon je ne vous laisserai pas partir. 

– Je peux sauter si je veux.

– Allez y. 

L’homme se retourna et observa de nouveau le paysage qui s’étendait devant lui. Il ne sauta pas.

– J’ai dû élever ma fille seul. Ce ne fut pas facile mais j’y suis arrivé. Je … je n’ai pas toujours été un bon père. Je crois avoir été trop … protecteur. J’avais peur pour elle. 

Il se tut un instant, les yeux dans le vague. Il ne sauta toujours pas.

– Quand elle eut 17 ans elle commença à me présenter des garçons. Je ne les aimais pas car je savais qu’ils pouvaient lui faire du mal. Je n’avais pas confiance en eux, sauf un. Il était poli, attentionné et il la faisait rire. Ce fut le seul à me demander la permission pour emmener ma fille en soirée. Naïvement, j’ai donné mon accord. 

L’homme se retourna et, cette fois, regarda la jeune femme droit dans les yeux. 

– Et qu’est-ce qu’il s’est passé ? Ce connard s’est saoulé et a provoqué un énorme accident sur la route du retour. Ma fille n’y a pas survécu. Et lui non plus. 

Il ajouta avec force :

– Ma femme, ma fille, je les ai tuées par négligence ! Je ne suis pas digne d’elles et je ne peux pas l’oublier. Chaque jour qui passe est un enfer pour moi … Je veux juste … oublier et … partir. 

Il fit de nouveau face au vide. 

– Attendez. 

Il se figea.

– Regardez-moi.

Lentement, l’homme se retourna alors que la jeune femme rejetait sa capuche en arrière. 

– Je … que … tu es … ma fille ? Non … c’est impossible …

La jeune femme était la copie parfaite de sa fille, avec quelques années de plus. Elle ressemblait tellement à sa mère. 

– Je ne suis pas votre fille, mais je peux vous aider à la revoir. 

– Impossible …

– Je ne suis pas ici pour vous fournir des explications, mais une solution. 

– Je … 

L’homme tomba à genoux.

– Que dois-je faire ?

– Voulez-vous de tout coeur revoir votre fille et votre femme ?

– Oui. 

– Et vous étiez prêt à mourir pour cela.

– J’aurai pu les revoir de l’autre côté. 

– Ecoutez-moi bien. Vous allez vous relever et je vais m’éloigner, car vous devez prendre cette décision seul.

– La décision … de les rejoindre ?

– Oui. Si vous le voulez suffisamment fort, il vous suffira de dire “en-bas” à haute voix et vous serez transporté auprès d’elles. 

– Je … 

Il souleva la tête. La jeune femme s’éloignait déjà sans bruit. Se relevant lentement, l’homme évaluait les deux options : sauter du rempart ou partir rejoindre sa famille. La réflexion ne fut pas longue. Au loin, le barrissement d’un éléphant retentit. D’un dernier regard, il balaya le zoo qui s’étendait à perte de vue, inspirant à plein poumons l’air matinal.

– En-bas. 

Le monde se tordit autour de lui. Le bas devint le haut et le haut devint le bas. Les couleurs changeaient et se mouvaient les unes entre les autres. Il ferma les yeux pour échapper à ce chaos, mais sans succès. Le tourbillon de couleurs et de formes était toujours aussi visible. Il eut l’impression de parcourir une distance phénoménale en quelques instants. Puis il fut jeté sur un sol dur et humide. 

Il ouvrit les yeux pour découvrir un vaste passage souterrain dont l’extrémité se perdait dans l’obscurité. Etait-il mort ? C’était difficile à dire. Une forme sombre, mouvante et décharnée, avançait silencieusement vers lui. Ce n’était pas sa fille, ni sa femme …

***

La jeune femme sur le rempart observait un premier nuage se former dans le ciel. Les hommes étaient si faciles à berner. Celui qu’elle venait d’envoyer en enfer serait un cadeau précieux pour les démons d’en-bas. Un être rongé à ce point par les remords était une perle rare. Elle savait combien ils prendraient plaisir à le torturer jusqu’à la fin des temps.

Avec cette mission accomplie, elle était à jour pour les prochaines années dans son contrat avec l’enfer. Lentement, elle se détourna des créneaux et disparut.

***

L’homme, ou plutôt ce qu’il restait de lui, n’avait qu’une pensée en tête : souffrance. C’était d’abord une souffrance physique. Sa minuscule cage en fer froid ne permettait qu’une position debout. Il y était depuis si longtemps qu’il n’avait plus la force de se tenir droit. Son dos et ses pieds, appuyés contre les barreaux tranchants, étaient couverts de coupures. Et puis il y avait la souffrance qui venait de l’intérieur. Il était condamné à observer ce qui se déroulait devant lui. Un terrible pressentiment lui oppressait la poitrine.

D’abord, il entendit l’aboiement d’un chien. L’animal apparu alors, suivi de sa femme, marchant sur la roche dure. Émerveillé, l’homme essaya sans succès d’émettre un son. Soudain, sa femme fut percuté par une énorme masse invisible. Son corps désarticulé fut projeté contre la paroi. Alors qu’elle glissait lentement vers le sol, une mare de sang écarlate s’étendit jusqu’à la cage. Pendant de longues minutes, il ne put détacher le regard de ce qui avait été l’amour de sa vie. 

Puis, un nouveau bruit se fit entendre et des rires lui parvinrent. Sa fille entra alors dans son champ de vision. Elle souriait et plaisantait avec une autre personne invisible. L’homme, simple spectateur, sentit son cœur se serrer. Il n’eut pas le temps de fermer les yeux qu’une force violente heurta la frêle silhouette de sa fille et la projeta à son tour sur la paroi. Elle glissa lentement sur le sol et reposa là, aux côtés de sa mère. Une nouvelle marée rougeâtre parvint doucement jusqu’aux pieds de l’homme.

En proie au désespoir, il tenta de tordre les barreaux de sa prison. Des rires cruels et stridents résonnèrent dans l’obscurité. C’était sans échappatoire. Pourtant, il hurla et se débâtit. Les rires redoublèrent d’intensité. Vidé de toutes ses forces, l’homme s’effondra, s’entaillant de nouveau les pieds et le dos contre les barreaux tranchants. Tout fut noir autour de lui et il pria pour que sa mort arrive. Cette jeune femme l’avait berné. Plus tôt, sur le rempart de pierre, il aurait dû dire “en-haut” pour retrouver sa famille et pas “en-bas”. Il est bien connu que les innocents vont au ciel et pas en enfer. 

L’obscurité se dissipa et l’homme, perdu, n’avait qu’une pensée en tête : souffrance. Il souffrait d’abord physiquement. Son dos et ses pieds étaient couverts de coupures à force de reposer contre les bords acérés de la cage. Et puis il y avait cette souffrance qui venait de l’intérieur. Il était condamné à observer ce qui se déroulait devant lui. Un terrible pressentiment lui oppressait la poitrine. L’aboyement d’un chien retentit et l’animal apparu, suivi de sa femme …

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